TAHEREH *

RetourConférence du Docteur Foad SABERAN

Mesdames, Messieurs,

Nous célébrons aujourd'hui Qorrat'ol-Aïn, une femme de grande stature qui a tenté, par sa parole, ses écrits et ses actes, et avec quelle force, de briser les chaînes de la ségrégation qui, depuis des siècles, asservissent les femmes de cette partie du monde qu'on appelle, par euphémisme, l'Orient.

Il faut que je vous dise que parler ici de Qorrat'ol-Aïn est, pour moi, un événement important dans le contexte actuel. Étant de la même lignée spirituelle que la Poétesse bábíe martyrisée, je ne suis pas un citoyen normal en Iran. En réalité du point de vue de l’État iranien, je ne suis pas citoyen du tout. Comme bahá'í je n'ai aucun des droits civiques et juridiques inhérents à une citoyenneté. Considéré comme hérétique, infidèle et impur je n'ai pas le droit de vote, mon témoignage est nul devant un tribunal, je n'ai pas le droit d'hériter et mon testament est nul, mon mariage est nul, je suis un bâtard, mes enfants aussi sont frappés du sceau infamant de la bâtardise, je n'ai pas le droit de fréquenter l'Université, ni d'avoir un passeport, ni d'être fonctionnaire, ni de toucher ma retraite, certains de mes confrères, en particuliers des gynécologues et des obstétriciens, ont été passés par les armes, après un simple interrogatoire d’identité, « pour avoir eu accès aux parties intimes du corps des musulmanes », les tombes de tous les morts de ma famille ont été passées au bulldozer, etc. Tout cela non point pour ce que nous avons fait mais pour ce que nous sommes, enfants, femmes, vieillards et les morts compris.

Je vous parle donc, d'un lieu d'apartheid qui n'est pas un lieu tranquille, même s'il est une école de fierté et de liberté intérieure. C’est pourquoi, comme pour tous les enfants élevés dans une famille bahá'íe à travers le monde, et encore plus pour la minorité d'entre-nous qui sommes d'origine iranienne, Qorrat'ol-Aïn a été pour moi une référence, car elle est une des grandes fiertés de notre communauté. Elle est celle dont tous les petits garçons voudraient être amoureux et que les petites filles puis les femmes se doivent d’imiter. Cette jeune femme emblématique est fascinante par sa beauté légendaire, son intelligence rare, sa soif de culture, son immense savoir, sa délicatesse, son courage et sa vaillance, son abnégation et son militantisme dans la défense de ses idéaux. Face à son histoire légendaire, point de neutralité. Il n’y a que deux attitudes : la fascination ou le rejet haineux. Vous pensez bien que je vous parlerais, ici, du lieu de la tendresse, de l'amour et de la fascination aux confins de l’hagiographie.

Pour m'entretenir avec vous de Qorrat'ol-Aïn, la métaphore qui me vient à l'esprit est celle de l'orchidée. On dit que cette belle fleur ne pousse que sur un terreau pourri, décomposé. Cette grande dame de l'Histoire est née dans une société féodale nauséabonde où régnait l'hypocrisie, la dissimulation, le mensonge, la tyrannie et bien sûr une misogynie sans faille, le tout verrouillé par le clergé. Or, Qorrat'ol-Aïn est la première femme du Moyen-Orient à avoir osé montrer son visage en public. Gobineau, qui a été ambassadeur de France en Iran, dit « qu’elle parlait en public les cheveux au vent ». Elle a été ce parfum qui surnage au-dessus d’un monde d’incompréhension et d’exclusion mortifère. Et elle a payé son audace au prix de sa jeunesse et de sa précieuse vie de poétesse passionnée et vaillante.

Une des caractéristiques de la culture dominante iranienne, je parle de nous et de nos ancêtres au siècle dernier, c’est l’orgueil, la prétention et leur corollaire, la haine de soi. Nous nous prenons pour le centre du monde c’est-à-dire qu’il n’y a de bon et de magnifique que ce qui vient de l’Iran et des persans et mais nous sommes les pires détracteurs des meilleurs d’entre-nous. Ainsi, par principe, toute innovation qui vient de l'Iran est à rejeter. Ayant récusé l’esclavage et la soumission ancestrales, Qorrat'ol-Aïn a, pendant longtemps et encore aujourd’hui, symbolisé la femme mauvaise aux yeux de ses nombreux calomniateurs haineux et de leurs émules. On reste pantois devant la suffisance et la prétention des jugements des historiens et des chroniqueurs officiels.

Une autre caractéristique de cette culture commune de l’Iran, c'est encore la haine, il n’y a pas d’autre mot, de la femme, plus précisément de la féminité dans toutes ses manifestations, à l’exception peut-être de la maternité. Vous le savez, si cette société est dominée par des hommes apparemment onctueux, mais fondamentalement violents, elle est psychologiquement régentée par une culture de femme aigrie, de veuve éplorée et gémissante. S'appuyant sur ce qu'ils prétendent être la religion, ces complices dans la maltraitance de la vie et de la jeunesse n'ont qu'une seule obsession : celle du sexe, et singulièrement du sexe féminin qu’il leur faut museler et mutiler à tout prix. La lecture de leurs traités de théologie pratique vous laisse rêveur, tant il y est question de sexualité sous toutes ses formes, surtout les plus bestiales. La terreur archaïque et ancestrale du mystérieux sexe féminin leur inspire toute une législation, un mode de pensée et de vie qui s'est donné comme but l'anéantissement de la féminité, du mode de pensée féminin, de l'émergence sociale de la femme. Leur méfiance envers la femme est telle qu’ils n’ont de cesse de la protéger de la convoitise des hommes et d’elle-même comme une mineure demeurée, qu’il leur faut enfermer sous le voile et entre les quatre murs de la maison, car la culture du soupçon a envahi tout le champ social. Parallèlement on dévalorise l'homme, le réduisant à une caricature de mâle en rut et de brute, qu’il faut dompter. Le matriarcat ravageur en famille et le patriarcat despotique et destructeur dans la vie sociale, se partagent en quelque sorte ce travail de meurtrissure. A mon sens, l'épopée tragique de Qorrat'ol-Aïn, femme et porte-drapeau d’une pensée novatrice, doit être lue aussi à travers cette grille de compréhension.

Commençons par son nom, car l’appeler Fatémeh, Om Salma, Zarrine-Tadj (Couronnée d’or, Stéphane), Qorrat'ol-Aïn (la Consolation de Yeux), Tahéreh (la Pure) n’est pas indifférent et indique de quel bord l’on est et à quel stade de sa vie on s’arrête. Pour ma part je n’ai pas de préférence et je les emploierai indifféremment l’un ou l’autre, pourvu que vous sachiez que c’est elle dont je parle.

Notre poétesse est née, à Qazvin, dans une famille de savants, autrement dit de théologiens. C'est-à-dire des sorbonnards de l'ancien temps, d'avant la Renaissance. Des gens de lettres, connaissant les littératures persane et arabe, le Coran et la théologie islamique. Pas un mot de science, d'astronomie, ni même de médecine et pour la majorité d’entre eux une méconnaissance absolue des philosophes de l’Antiquité et de leurs continuateurs orientaux. Son père et ses oncles paternels sont des notables théologiens établis et bien enrichis dès la première génération. Ils sont quelque peu rebelles face à l'autorité royale et civile mais craints dans leur ville pour leur intransigeance doctrinale.

J’ai pensé vous raconter l’histoire peu commune de Zarrine-Tadj à travers ses rencontres capitales avec des hommes et des femmes qui ont jalonné sa route. Encore qu’on ne connaisse pas bien son histoire, les chercheurs modernes n’étant pas toujours d’accord sur les dates et les événements de sa vie. Sa date de naissance, selon les sources varie de 1814 à 1820, par contre tous sont d’accord pour dire qu’elle a été martyrisée en août ou septembre 1852, après avoir été reconnue comme hérétique et condamnée à mort par deux célèbres juges théologiens de Téhéran. Or, traditionnellement, on n’exécute pas la femme hérétique.

Commençons d’abord par sa mère, sa génitrice, ou sa nourrice dont ne sait rien. On aimerait, pourtant se faire une idée de celle qui, par ses soins maternels, a contribué à l’émergence, l'éveil et la permanence de cette intelligence fulgurante. Car on naît peut-être surdoué, mais la personne qui "autorise", qui canalise, qui cultive l'éclosion de tant d'intelligence resplendissante n'est autre que la mère. Une mère aimante, clairvoyante et sagace qui ne voit pas dans sa fille une rivale à réduire, mais une héritière dont elle est et sera fière.

Puis il y son père, Mollah Saleh Baraghani, dont on sait plus de choses. Il n'a pas l'éclat, la pureté, la transparence de sa fille aînée. Ambigu, politique, sachant assez bien neutraliser ses ennemis, il est un défenseur rigoureux de la Loi, c’est-à-dire qu’il est conservateur. Néanmoins, il se différencie par une plus grande ouverture de l'esprit de son frère aîné Mollah Taghi, futur beau-père de Tahéreh, encore plus conservateur, haineux et injuriant, jaloux de son autorité. Le troisième frère deviendra sheykhi et sera d’une grande aide pour sa nièce. Tahéreh a au moins deux frères et aussi une sœur plus jeune, Marzieh, femme cultivée, elle aussi, qui soutiendra et suivra sa sœur aînée. Ce père qui, pendant longtemps, a essayé de la protéger, mourra en 1866, triste, retiré du monde et silencieux, en Irak.

En 1817, année présumée de sa naissance, sous le règne de Fath-Ali Shah, voilà déjà quelques décennies que le Moyen-Orient musulman, surtout shiite, est sorti de sa torpeur par les questions posées par les penseurs innovants de l'École sheykhie, fondée par Sheikh Ahmad AhsAï. En résumé Sheykh Ahmad et son successeur Seyyed Kazem refusent les interprétations littérales des livres sacrés, leur trouvant un sens mystique beaucoup plus profond et plus universel. Ils refusent par exemple la Résurrection des corps pour proposer une résurrection des âmes… Cette pensée innovante met en péril un édifice intellectuel et théologique bâti depuis des siècles, source d’un pouvoir clérical sans partage.

Tahéreh, la talentueuse étudie et apprend si vite au sein de sa famille qu’elle a droit à un enseignement à domicile. Enfant et adolescente, et même après son mariage, elle assiste, installée derrière un rideau, aux cours de son père qui est fier d’elle et l’encourage. Assez vite, elle dévore la bibliothèque paternelle et a même accès aux livres interdits, ceux de l’École sheykhie, auxquels l’initie un cousin maternel. Rencontre capitale et heureuse qui lui ouvre l’horizon d’une pensée nouvelle plus philosophique.

Elle est mariée, à 14 ans, peut-être contre son gré, à son cousin germain du côté paternel, dont elle aura deux fils, peut-être trois, et une fille morte jeune de chagrin, dit-on, après l’exécution de sa mère. La rencontre avec le mari est un échec affectif et intellectuel grave qui la poursuivra le restant de ses jours.

C’est peu après ses 20 ans qu’elle rédige un traité de théologie sheykhie dédié à Seyyed Kazem, le deuxième Grand Maître. Celui-ci lui manifeste sa chaleureuse admiration et sa protection affectueuse en l’appelant Qorrat'ol-Aïn (Consolation de mes Yeux) et Rouh Fouad (Âme de mon Cœur). Cette attention empressée de Seyyed Kazem est un grand tournant dans la vie intellectuelle de la jeune femme cultivée et enflammée. En reconnaissant son génie, ce docteur de la loi novateur et érudit lui donne rang de théologienne et lui ouvre la voie interdite d’enseignante de haut niveau.

Pour son malheur, son mari et le père de celui-ci, son oncle paternelle, abhorrent les sheykhis et assez rapidement les dissensions intellectuelles s’ajoutent à la mésentente du couple. En 1843, Qorrat'ol-Aïn quitte mari et enfants et part avec sa sœur Marzieh et son beau-frère pour la Ville Sainte de Karbala en Irak, retrouver Seyyed Kazem. Elle ne le rencontrera pas puisqu’il est hélas mort, peu de jours avant son arrivée. Mais son épouse, elle-même cultivée, accueille la jeune théologienne et lui ouvre la bibliothèque de son mari. Bien sûr la réputation de Qorrat'ol-Aïn l’a précédée et les disciples sheykhis, désemparés, cherchent quelqu’un vers qui se tourner et nombre d’entre eux reconnaissent en la jeune prodige une érudite en qui puiser de nouvelles sciences. Présente derrière un rideau, elle enseigne sans déformer sa voix comme l’exigeait la tradition. Elle apprend à réfléchir et à contester à des hommes qui, dans leur majorité n’ont appris, depuis des générations, qu’à répéter les conservatismes de leurs pères. Plusieurs femmes, dont sa sœur, l’épouse de Seyyed Kazem ou Shams’o-Zoha, la sœur de Mollah Hossein Boshrouï, sont autour d’elle, l’aident et travaillent avec elle.

Il faut savoir que Seyyed Kazem, peu avant sa mort, avait enjoint ses disciples de partir, en Perse, à la recherche du Promis, le Mahdi, le Messie de l’Islam. Nous sommes en l’an 1260 de l’Hégire, c’est-à-dire mille ans fatidiques après la disparition, on dit occultation, du 12° Imam. Temps prophétiques pour ces mystiques. C’est pourquoi, Qorrat'ol-Aïn confie au mari de Marzieh, qui part en quête et en recherche, une lettre d’allégeance au Promis encore inconnu, comme elle confie oralement la même mission à Mollah Hossein Boshrouï, le disciple bien-aimé de Seyyed Kazem qu’elle a adopté comme frère.

En effet, peu après, au printemps 1844, la Perse intellectuelle et théologienne entre en ébullition. Un jeune homme de 25 ans, descendant du Prophète Mohammad, Seyyed Ali Mohammad, s’est déclaré le Mahdi, le Promis, le Qaïm du Peuple de Mohammad. Il se dit le Báb, la Porte mystique qui ouvre vers la connaissance du Temps de la Fin, la fin du temps prophétique de l’Islam et annonce la venue d’un Messager universel. Une telle annonce dans la Perse du milieu du XIX° ne peut que susciter l’adhésion ou la haine. Si une grande partie du jeune clergé se joint au nouveau prophète, la majorité, les fanatiques et les conservateurs crient à l’apostasie et va s’atteler à la perte et à l’anéantissement de la nouvelle religion et de ses disciples. D’ailleurs, cela faillit arriver.

Comme on ne peut parler de Pascal sans référence au jansénisme, on ne peut parler de Qorrat'ol-Aïn sans référence à la mystique millénariste enflammée de son époque et au bábisme. Elle reçoit rapidement une réponse très chaleureuse du Báb, qui la nomme son 17° apôtre parmi les 18, appelés les Lettres du Vivant. La rencontre mystique de Qorrat'ol-Aïn, en dialogue épistolaire avec le Báb, donne une nouvelle dimension à la vie et à l’action de celle-ci. Pour elle comme pour les autres bábis, après mille ans de silence, les Portes du Ciel se sont à nouveau ouvertes. Les ouvrages du Báb, dont les manuscrits lui parviennent, vont devenir la nouvelle base de l’enseignement de notre poétesse. Car le Báb bouleverse la théologie classique et la compréhension de l’histoire de la Révélation à travers les âges. Il fustige avec véhémence le clergé sans âme, qu’il récuse absolument. Il blâme les puissants tyranniques qui ne défendent que leurs privilèges et il critique violemment les riches, les enjoignant à réformer leur vie et leurs pratiques réclamants l’établissement de la justice dans la gestion de la cité.

Jusque-là l’action de Qorrat'ol-Aïn s’était manifestée dans l’acquisition du savoir et de sa transmission orale par une femme, ainsi que dans la gestion radicale du conflit conjugal. A la lecture des missives du Báb, elle s’enflamme littéralement et son action, comme libérée, prend une dimension nouvelle. Dorénavant, elle va œuvrer au nom du Báb et écrire à sa gloire de magnifiques poèmes d’amour mystique.

En suivant le chemin de ton amour, ô mon Idole,

Je suis fascinée par les tribulations,

Pourquoi fais-tu l’Étranger, l’indifférent ?

Je connais trop la peine de ton absence.

Si mon regard tombe sur toi

Visage contre visage, face contre face,

Je pourrais t’expliquer la peine que j’ai,

Point par point, cheveux par cheveux.

etc.

Réveille-toi

O dormeur, le Compagnon est là, réveille-toi !

Secoue la poussière qui te couvre, réveille-toi !

Vois, il est plein de tendresse et bien disposé,

O amoureux éploré du Compagnon, réveille-toi !

Il est venu vers toi le Médecin compatissant,

O cœur languissant et mélancolique, réveille-toi !

O toi qui es malade de l’exil,

Je t’apporte la bonne nouvelle de l’arrivée du Compagnon, réveille-toi !

O toi attristé par l’automne,

Voici venu le Printemps, réveille-toi !

Voici l’An nouveau et une nouvelle vie,

O cadavre décomposé, ressuscite !

Le Báb, en réponse, la soutiendra constamment, avec force, envers et contre tous. C’est en son nom qu’elle déclare abolies les coutumes anciennes, c’est en s’appuyant sur ses écrits qu’elle s’autorise à ne plus porter le voile devant ses élèves et les croyants bábis, ces nouveaux cathares. C’est de ses écrits qu’elle déduit que le temps de l’égalité des droits de l’homme et de la femme est arrivé et l’affirme à la face du monde. Tahéreh devient à n’en point douter l’incarnation et la figure de proue de l’esprit novateur de la nouvelle religion dont elle marque encore plus les traits. Figure emblématique du bábisme dans les Villes Saintes et des grandes villes de l’Irak, puis en Iran, elle provoque de tels bouleversements par sa façon d’être, que les tenants du pouvoir vont s’en émouvoir de plus en plus. Elle propose une controverse publique aux clergés shiite et sunnite. Ceux-ci veulent à tout prix la réduire au silence et obtiennent des autorités civiles son arrestation et son exil d’Irak vers l’Iran. D’ailleurs, dans un premier temps c’est l’autre grande dame du bábisme, Shams’o-Zoha, qui va être arrêtée à sa place. Nombre de ses ennemis et détracteurs se trouvent parmi les bábis eux-mêmes, qui veulent bien entendre parler d’une nouvelle révélation mais ne veulent pas qu’il y ait des conséquences sur le plan temporel et de la vie quotidienne, ce que pourtant exigent les enseignements du Báb. C’est en réponse à ses disciples conservateurs que le Báb dira que tout ce que fait Qorrat'ol-Aïn est bien et la qualifiera de Tahéreh, la Pure. En 1845 (1262), pour marquer les ruptures, le premier jour du mois de Moharram, pourtant mois de deuil et d’auto flagellation rituels dans l’Islam shiite, Tahéreh va s’habiller de blanc pour fêter l’anniversaire de la naissance du Báb. Elle mène une action de prosélyte et annonce la bonne nouvelle de la venue du Promis à toute personne rencontrée. Elle est vécue comme hérétique à la fois par sa parole mystique et par son comportement de femme à la parole libre.

En 1847, sous la pression conjuguée du clergé et des autorités ottomanes, elle quitte finalement l’Irak et entre en Perse, en route vers l’Est, créant des mouvements de foule inconnus en faveur d’une femme. Tantôt en palanquin, tantôt à cheval, elle est à la tête d’un groupe de bábis iraniens et arabes qui ont fait acte d’allégeance à sa personne, à son savoir, à son charisme et à son action publique, en dehors des règles tribales et féodales. Elle monte en chaire, défend sa foi, affronte les théologiens, brave les autorités. Parfois elle est accueillie avec respect par des théologiens admiratifs, d’autres fois l’accueil est haineux. Elle n’en a cure. Elle va de villes en ville s’affirmer comme annonciatrice des temps prophétiques nouveaux et, par sa présence et son éloquence de femme érudite elle marque ses auditoires et provoque des révolutions dans les mentalités. Il est à remarquer qu’un grand nombre de juifs du ghetto de Hamadan, l’ancienne Ecbatane, capitale des Mèdes, où se trouve les tombes d’Esther et de Mardochée, se joignent à elle, convaincus par ses interprétations des prophéties messianiques de la Bible. Son père, depuis longtemps alerté, se résout à envoyer ses frères à sa rencontre. Par respect pour son père et ses propres frères, Tahéreh rentre à Qazvin, mais elle va habiter chez son père au lieu d’aller chez son mari, à qui, ô scandale, elle annonce qu’elle le répudie !

A Qazvin Mollah Taghi, oncle et beau-père de Tahéreh ne cesse d’invectiver les Maîtres sheykhis maltraitant et torturant leurs disciples. Un sheykhi de passage ne supporte pas tant d’injustices et l’assassine. Tahéreh est accusée par son propre mari, futur Imám Djom’é de Qazvin, d’avoir commandité ce meurtre et la fait arrêter, et ceci même après que le meurtrier se fut livré aux autorités. Mais avec l’aide de ses amis bábis, Tahéreh s’enfuit de Qazvin et fait halte à Téhéran. C’est là qu’elle fait la dernière grande rencontre de sa vie en la personne de Hossein Ali Nouri dit Bahá'u'lláh, futur fondateur du bahá'ísme. Puis elle part pour Badasht, près de Bastam, dans le Nord-Est de l’Iran, où ce dernier a organisé un rassemblement d’une centaine de bábis les plus en vue, pour décider de l’avenir du mouvement.

Bahá'u'lláh va épauler Tahéreh avec la plus grande énergie dans sa controverse avec les conservateurs pour qui le bábisme doit être réduit à une nouvelle école de l’Islam et non à une religion indépendante. C’est à Badasht qu’a lieu la dernière grande prestation publique de Tahéreh qui, en absence du Maître emprisonné dans les hautes montagnes du Caucase iranien, va marquer, de façon encore plus solennelle la rupture avec l’Islam et les coutumes ancestrales. Pour la défense de la nouvelle théologie et la nouvelle mystique, cette femme savante bataille et argumente pied à pied avec les traditionalistes avec à leur tête le jeune et fougueux Qoddous qui finit par rendre les armes au propre et au figuré. Devant cette assemblée, composée en très grande majorité d’hommes, elle porte à son comble la controverse et le scandale public de cette rupture, en se dévoilant, montrant les boucles de sa belle chevelure noire. Elle s’impose enfin en se prévalant du titre, Tahéreh, la Pure, que le Báb lui a donné.

Grâce à elle, à partir de là, la rupture avec l’ordre ancien est consommée. Les Bábis qui ne sont pas d’accord, réagissent avec violence : certains crient leur désespoir, l’un d’entre eux se tranche même la gorge, en guise de protestation, d’autres brandissent leur sabre pour la tuer, d’autres encore quittent le mouvement. Pour bien marquer les faits, elle se promène dévoilée au village.

Assaillis par les paysans de la région ameutés par les mollahs, Tahéreh et les siens sont obligés de se cacher et de fuir. Elle part dans le Mazandaran sur les terres de Bahá'u'lláh et continue, en chemin à prendre la parole en public. Les autres bábis présents s’en vont , en majorité, prendre les armes dans la forteresse de Sheikh Tabarsi, où ils mourront, les uns les armes à la main et d’autres massacrés après leur reddition. Tel sera, aussi, le destin des clercs bábis révoltés à Neyriz et à Zandjan.

En 1849, Tahéreh est finalement arrêtée et transférée à la capitale, Téhéran. Elle y vivra 3 ans confinée dans une petite chambre de la maison du chef de la Police, le Kalantar. Contrairement à son mari, la femme de ce dernier est toute dévouée à la poétesse emprisonnée et c’est grâce à elle que de nombreuse femmes lettrées ou de la haute société, y compris des princesses Qadjar viendront l’écouter.

Le 9 juillet 1850, le Báb est fusillé à Tabriz pour hérésie et apostasie. Tahéreh en est désespérée pour le restant de ses jours. En août 1852, l’attentat manqué de deux Bábis contre le Shah Nasser-Eddine, provoque une vague de tortures publiques, de massacres collectifs et de pogroms anti-bábis d’une telle ampleur que les Européens vivants en Iran, pourtant habitués aux mœurs archaïques des autorités, en sont épouvantés. Leurs ambassades interviennent et parviennent à sauver quelques vies.

A la mi-août Tahéreh est exécutée au petit matin, étranglée. Son martyre dit-on a été commandée par la propre mère de Nasser-Eddine Shah, Mahdé Olia. La rumeur publique raconte que le Shah aurait rencontré Tahéreh par deux fois, la première fois pour lui proposer de devenir sa favorite et c’est là qu’elle aurait répondu :

A toi le royaume et la magnificence impériale

A moi le cheminement et la vie du moine errant

Si cela est bien, tu en profites,

Si ceci est mauvais, c’est ce qui me convient et que je mérite.

La seconde fois il aurait tenté de la faire revenir sur sa foi, ce qu’elle aurait refusé scellant son destin.

Le silence qui entoure la vie et l’action de Tahéreh, depuis un siècle et demi ne s’explique que par la volonté des tenants du pouvoir de faire oublier son existence. La culture cléricale dominante l’a reléguée au rang de mauvaise femme, ce lieu d’infamie où depuis l’aube de l’histoire on a confiné toute femme qui, par sa parole ou son action, a affirmé des vérité dérangeantes, insupportables pour les tenants de l’ordre en place. Tahéreh Qorrat'ol-Aïn a été étouffée au sens propre et sens figuré. Les Iraniens ne le savent généralement pas : hors de l’Iran, elle est une des iraniennes les plus connues. Des centaines, peut-être des milliers, de femmes bahá'íes de toutes nationalités s’appellent Tahéreh, Zarrine-Tadj ou Qorrat’ol-Aïn. A travers le monde et surtout en Iran, nombre de femmes bahá'íes se sentent habitées par son exemple, ce qui leur a permis de supporter 150 ans de persécutions sans relâche. Des dizaines d’écoles, de dispensaires ou de centre culturels portent son nom à travers les Cinq Continents.

Il est évident que la réhabilitation et la reconnaissance de la valeur de Tahéreh, en Iran, passe par des changements radicaux au niveau du pouvoir de l’État et dans la mentalité populaire. Cela nécessite, entre autre, l’application et le respect par l’Iran de la Charte des Nations Unies que ce pays a signé. C’est-à-dire l’abolition de la discrimination sexuelle et de la ségrégation basée sur la croyance religieuse. En clair la reconnaissance de l’égalité des droits juridiques de la femme et de l’homme et l’abolition des mesures discriminatoires à l’encontre des 500 000 bahá'ís de l’Iran, les héritiers spirituels des bábis.

Les mânes de Fatémeh Baraghani, dite Om-Salma, dite Zarrine-Tadj, dite Qorrat'ol-Aïn, dite Tahéreh, étranglée et jetée au fond d’un puits, pourront alors reposer en paix.

Dr Foad Saberan

* Pour faciliter la lecture de cette conférence, la translittération habituellement utilisée par les orientalistes n'a pas été utilisée.

Retour